mercredi 26 novembre 2014

un devoir de mémoire sur la grande guerre

Bonjour, ce message est particulier :

La Bibliothèque Sonore enregistre et diffuse sur RCF les biographies des témoins de la grande guerre chaque dimanche à 10h 45. 
Dans le cadre de cette émission, le comité de rédaction RCF de la BS a eu connaissance d'un texte, écrit par une donneuse de voix, Maryse Roumengous de Lézignan,  intitulé : " devoir de mémoire". 
En cette année anniversaire du début de la grande guerre, son témoignage est représentatif de la prise de conscience que nous devons TOUS avoir pour les sacrifices exigés de ces hommes et femmes. 
Même s'il est un peu long et inhabituel, le texte est reproduit ci-dessous en avant première.
Lu par Jeanine Hérédia, donneuse de voix à la BS, ce texte sera diffusé le dimanche 7 décembre à 10h 45 sur RCF.

Un devoir de mémoire :
Parti à la guerre à vingt ans et mort pour la France, oublié sur le Monument aux Morts de son village, François ROUMEGOUS, y sera inscrit quatre vingt dix ans après. (16 mars 1895-26 mars 1916)

Tout à  l'origine de cette histoire, une curiosité pour savoir qui étaient ces ancêtres qui m'avaient légué un nom  griffu, un peu difficile à porter. Cela m’a d’ailleurs  conduite, aidés par des colistiers bénévoles à entreprendre des recherches généalogiques approfondies et passionnantes.

Car il paraitrait qu’il est plus facile d’aller de l’avant quand on sait d’où l’on vient. 

Puis la même curiosité m’a fait souvenir de ce jeune grand-oncle "mort pour la France" lors de la grande guerre. 

De lui, je ne connaissais que son prénom : François.
Sa photo en vareuse  militaire était restée  accrochée très longtemps dans la salle à manger de la maison familiale avec cette médaille en argent terni  ornée d’un ruban vert et jaune accrochée au cadre en plâtre mouluré. 

J’étais presque la seule à avoir gardé le souvenir de son visage rond au sourire malicieux, de sa moustache, de ses yeux pétillants  sous son képi placé de travers. 
Et j’avais remarqué, étonnée, qu’il avait au menton la même fossette que mon père.

La saga familiale le disait disparu le dernier jour de la guerre, là bas dans le froid de la Champagne, si loin de son village du midi.

C’est vrai qu’il m’intriguait et que  je voulais en savoir plus sur cet éternel jeune mort qui souriait si gaiement dans son cadre doré.

Ouvrant la boite infernale de la boucherie inimaginable que fut ce conflit, de plus en plus atroce à mesure que je m’enfonçais dans les recherches, j’ai patiemment mené une véritable enquête dans les nombreux sites consacrés à cette guerre. J’ai exploré les Archives départementales de l’Aude et d’ailleurs, les registres matricules, les journaux de guerre. J’ai suivi les campagnes de son régiment, le 415ème d’infanterie, les récits, les retraits du front, les mouvement offensifs. J’ai été ballotée par étapes, d’une côte à l’autre, d’une crête à l’autre, d’un village mort  à un autre où il ne restait que trois granges, les engagements des bataillons. J’ai croulé sous  les compte-rendu des offensives et contre- offensives, regardant les photos insupportables  et lisant les listes des morts de ce terrible carnage. 
En m’appropriant cette histoire de nations en guerre, celle-ci devenait peu à peu  l’histoire de ma famille. 
 Des  bribes diffuses m’en était revenues, mince trame où il fallait renouer la broderie d’une vie entière.
 Au village où commençait le labour des terres pour préparer les vignes au repos de l’hiver, l’ordre de réquisition des chevaux était arrivé comme un coup de semonce annonçant le malheur.
Comment survivre sans les chevaux ? Qui irait aérer ces terres rouges, rudes d’argile qui collait aux sabots ?

Qu’a-t-il pensé, François quand, avec son père, mon arrière grand-père, il a conduit le Rouge à la gare voisine, le faisant sortir de l’écurie sombre et fraîche, en dessous de la maison, lustrant son poil une dernière fois avec l’étrille en fer, car il voulait le faire beau et brillant, pour l’honneur du vaillant animal,  caressant ses naseaux si doux qui frissonnaient de crainte et l’incitant à grimper dans le wagon qui allait l’amener à la guerre lui, grande bête familière qui n’avait connu que la vigne et le bruit des collines?

A traîner les canons, agenouillé parfois dans la boue, le mors haut comme dans les photos que j’avais feuilletées avec horreur et celui qui le guidait n’était même pas le même qui l’avait tant de fois attelé à la charrette chargée des comportes de raisin, suintantes de jus, vibrantes d’abeilles ivres. 

Tous ces chevaux morts….leur grand corps abandonnés au revers d’un talus…

Qu’a-t-il éprouvé,  François, en revenant seul à la maison, son père enfui dans les vignes pour y pleurer?

J'ai retrouvé ainsi, pas à pas, son parcours militaire, avec, dans les oreilles,  comme un écho grondant qui venait de loin, le fracas épouvantable des assauts, les hurlements de souffrance et de désespoir, le cri terrible des canons, la peur résignée des hommes lorsqu’ils devaient monter assurer la relève dans les tranchées.

Dans les journaux de l’époque, j’ai trouvé ce compte rendu « Le 25 Septembre, sous les ordres de son Chef, le Lieutenant-colonel STRUDEL, le 415ème a donné l'assaut, drapeau déployé, tambours battant, a gagné d'un seul élan près de 4 kilomètres de terrain, pris des canons, fait des prisonniers, et, après un combat de 4 jours et 3 nuits, a maintenu définitivement les positions conquises. A perdu son chef, tombé face à l'ennemi, après être sorti des tranchées en tête de son Régiment. »

Pas à pas, je suis allée ainsi à sa rencontre puis enfin,  j’ai découvert le lieu où  il a été blessé d’un éclat d’obus lui ayant perforé l’estomac pendant la deuxième bataille de Champagne.

C’était à Perthes les Hurlus, qu’il est tombé, face à l’ennemi lui aussi… Près de ce petit village de 156 habitants en 1914, disparu ensuite sous un orage qui dura quatre ans et qui déversa tant d'éclairs et tant de foudre que maintenant, dans ce site ravagé, il ne reste que quelques ruines et le souvenir de ce qu’il a été. 

28 septembre 1915.
Il avait vingt ans

Patiemment, je me rapprochais de lui, François, à travers tous ces signes.
Cela m’a conduit à l’hôpital Dominique Larrey et à sa tombe, dans le carré  militaire des morts de 14-18 du cimetière de Versailles  où il a été enterré après six mois d'agonie, le lundi 26 mars 1916.

Il venait d'avoir 21 ans depuis un mois, François.
Tant de souffrance et tant d’espoir anéantis. 

Il y a quelques jours, de passage par là bas,  je suis allée le voir enfin…

Je l’ai vraiment retrouvé dans ce carré K où s’alignent sagement morts allemands, britanniques, français métropolitains et coloniaux sous un gazon vert sur lequel commencent à tomber les feuilles de l’automne. 

Mort pour la France.

 Mais bien que le bulletin de décès ait été  retranscrit dans le registre des actes d’état civil du village où il habitait avec sa famille et  d’où je suis d’ailleurs issue, je ne comprenais pas  pourquoi son nom était absent du Monument aux Morts du village.

Je me souvenais que, dans mon enfance, lors des cérémonies du 8 mai et du 11 novembre, on se tenait, nous,  les enfants des Ecoles,  un peu raides d’émoi dans  nos habits du dimanche et nos souliers bien cirés, chacun serrant un petit bouquet de fleurs, dans le jardin du Monument aux Morts, devant cette plaque de marbre noir surmontée des palmes du martyre. 

J’avais lu tant de fois, inscrite en lettres dorées, la liste de  27 jeunes hommes sacrifiés, dans ce conflit épouvantable  qui allait laisser bien des familles effondrées et des villages exsangues. 
François n’y était pas.

La veille, l’instituteur nous avait convoqués au défilé aux morts de la  guerre avec cette phrase un peu obscure à nos jeunes esprits: Faites votre devoir, ils ont fait le leur. 

Je  me souvenais des coussins piqués de bleuets en tissu à proposer à l’assemblée avant que le cortège ne s’ébranle, du Jardin près de l’église, clos de grilles vertes, de l’odeur des buissons de boules de neige en fleurs en mai et celui des chrysanthèmes et du buis en novembre…des anciens combattants des deux guerres, le visage grave, des habitants du village, rangés en demi-cercle et des drapeaux frangés d’or raide et lourd. …. Et de l’attente qui peu à peu faisait taire les voix jusqu’au silence absolu.

Après un roulement de tambour, dans un instant pesant,  le Maire du village appelait alors un à un et à haute voix,  les « enfants du village, ces jeunes hommes qui étaient partis vaillamment défendre la patrie ».   
Suivait l’appel aux morts….

Après  chaque nom, nous, les enfants actuels, nous répondions d’une seule voix : Mort pour la France.
Cela faisait un bourdonnement solennel et creusait encore une fois cette saignée irréversible dans un monde rural, dans les forces vives du village qui ne s’en relèvera pas.

Mais lui, François,  il n'avait jamais  été nommé. 
Oublié, oui, oublié comme tant d’autres  dans d’autres villages, d’autres villes.

Pourtant, il était parti là bas donner sa jeunesse,  sa vie s’en était allé au fil des jours…..loin de sa famille et de son petit pays. 
Pas juste, pas juste…..

Avait-il choisi ce destin, celui de tuer et d’être tué, de souffrir et de faire souffrir, de mourir à vingt et un ans ?

 Il était fait, comme beaucoup, pour une vie modeste, dans une maison où viendrait vieillir doucement son père et où une jeune femme remplacerait sa mère déjà partie. Il rentrerait tous les soirs, brûlé de soleil ou de grand vent,  dans la raideur de vêtements teintés du sulfate dont on soigne la vigne, dépliant ses doigts meurtris pour ouvrir le buffet à quatre portes qui continue à vivre maintenant chez moi, pour y prendre le pain……. 
 Un bonheur simple ….
 Au lieu de cela, il a eu une croix blanche après des jours de terreur et de résignation.

Alors, le désir absolu  de voir son nom  gravé auprès de celui de ses compagnons et qu'on lui rende enfin hommage m’a envahi comme un fleuve sauvage. 
Il le fallait,  que cela soit. 

N’était-ce pas pure justice à lui   rendre, à ce jeune homme pas né pour être soldat.… 

Ma demande en Mairie fut entendue. 
Enfin,   après tant de frustrations, de  recherches et de démarches, j’y étais arrivée….

Le 11 novembre 2006, un cortège composé des membres de la famille dispersée dans la région, au gré des mariages et du travail, des deux seules nièces survivantes et qui ne l’avait que furtivement connu, de petits et arrières-petits neveux, de délégations des Anciens Combattants rescapés de toutes les guerres, de  plusieurs corps constitués (les prisonniers de guerre, les gueules cassées...), les élus,  les gens du village a accompagné jusqu’au Jardin du Monument aux Morts où elle a été déposée une plaque portant son nom : François ROUMEGOUS. 


Tant d’émotions contradictoires m’ont envahie alors.
Très intense, ce moment où il fut réuni à ses camarades.
Colère et révolte envers tous ceux qui veulent les guerres.  
Reconnaissance justifiée que la Nation et son village lui devait et que j’avais obtenue.
Immense satisfaction en pensant au vibrant devoir de mémoire que l'on venait de rendre à ce jeune soldat, oublié pendant 90 ans. 
En paix,  ayant conclu cette quête difficile par ce moment unique où son nom a, pour la première fois, été prononcé devant tous.   

Et depuis, François rejoint ses camarades  à chaque cérémonie commémorative de ces conflits sanglants, barbares pour qui tant de jeunes ont perdu leur vie.

Petite anecdote émouvante.......Malgré nos recherches, nous avions perdu l'espoir de retrouver  cette fameuse photo dans la nouvelle maison familiale quand deux heures avant la cérémonie, ma sœur m’a appelée et m’a dit: « Je l’ai ! »

Alors, je l’ai porté fièrement,  moi, son arrière petite-nièce,  tout devant, en tête du cortège.
Son sourire a parcouru les rues de son village.
Je l’ai posé doucement sur les marches du Monument aux morts, à côté de la plaque portant son nom et je me suis reculée.
Les drapeaux des délégations se sont abaissés dans un dernier hommage si plein de respect et de compassion que j’en ai frissonné comme le faisait aussi cette petite fille dans le temps.
Ce fut très difficile.

Et toi, François, qu’as-tu pensé?

Puis il y a eu dans le soir qui tombait, quelques discours et  un clairon qui a sonné l’appel aux morts…… 


Maryse Roumengous, 

Pour la Bibliothèque Sonore de Narbonne et de l’Aude 

Carré militaire de Versailles

la cérémonie de reconnaissance
 

François Roumegous